A Roland-Garros, le numéro un mondial vise le Grand Chelem.Rencontre avec un joueur dont l’identité serbe dicte le comportement et la force mentale.
On n’a pas le droit à la même intimité que lors de nos tête-à-tête avec Roger Federer et Rafael Nadal. Quelques oreilles se sont invitées à cet entretien organisé à la veille du tournoi de Rome. Attaché de presse, responsables de la communication à l’ATP et surtout une paire de confrères, anglais et français. C’est le prix à payer en ce printemps 2012 pour un moment privilégié avec le très sollicité Novak Djokovic, numéro un mondial et accessoirement candidat au «Djoko slam» ou version customisée du Grand Chelem – il serait le premier depuis Rod Laver à remporter les quatre majeurs d’affilée, mais à cheval sur deux saisons, s’il venait à s’imposer à Roland-Garros.
Plus difficile, dès lors, d’appliquer le principe du fil rouge, pourtant efficace en interview… Mais heureusement, l’objectif – porter la discussion sur l’identité serbe de «Djoko», sur ce qu’elle nous dit de sa personnalité, de ses motivations et son rapport aux autres – est atteint. Moteur…
Le Temps: Emir Kusturica, un de vos gran ds admirateurs, dit que votre côté acteur sur un court et en dehors est très serbe…
Novak Djokovic: Ça l’est, c’est clair. Je suis fier de mes origines. Fier que mon pays soit inscrit dans mon caractère. Nous sommes des gens très émotifs. Et je suis convaincu que tous les athlètes serbes qui réussissent, et pas que les joueurs de tennis, doivent leur succès à une force mentale puisée dans la capacité à surmonter les difficultés auxquelles notre pays a été confronté ces 25 dernières années. Nous avons souffert avec la guerre, les sanctions, les problèmes économiques et politiques, l’inflation. C’est une période pendant laquelle il était difficile de devenir quelqu’un. Parce que dans ces moments-là, la priorité est de survivre. De vivre un autre jour. Peu de gosses osaient rêver à quelque chose de grand. Et pour moi, le point de départ de tout ça, la mise en place de mes rêves, ne fut pas facile. Précisément à cause de cet environnement-là. Mais maintenant, grâce à ce que j’ai accompli, je peux envoyer le bon message aux jeunes enfants serbes, les autoriser à rêver. Chacun devrait avoir des rêves et y croire. Pourquoi pas? Je ne crois pas en l’impossibilité d’atteindre un objectif ou un rêve que l’on s’est fixé. En tous les cas, cela vaut le coup d’essayer. Tout le monde a rigolé quand j’ai émis, gamin, le désir de devenir numéro un mondial de tennis. Vu d’où je venais, ce qu’était la situation de mon pays à ce moment-là, ça paraissait totalement impossible. Alors, si j’y suis parvenu, pourquoi pas les autres? Mon parcours devrait servir d’exemple.
– Pouvez-vous préciser dans quelle mesure le fait d’être Serbe dicte votre comportement…
– Mon identité serbe induit une quête de reconnaissance. Nous sommes un peuple au tempérament émotionnel lié à ce que nous avons vécu. Pour la majorité des gens, il était impossible d’obtenir le soutien de la famille et des proches pour tendre vers leurs aspirations et devenir qui ils voulaient. Moi j’ai eu ça. Et je me sens investi d’une mission. A travers ma fondation, notamment, j’essaie d’offrir aux enfants la possibilité de réaliser leurs rêves. En Serbie, le salaire moyen est de 250-300 euros par mois. Les gens doivent vivre avec ça. C’est une réalité. Mais nombreux sont ceux qui malgré tout ont de l’espoir et une forme d’énergie positive. Et cet espoir est essentiellement nourri par le sport. C’est le plus grand atout de notre pays. Et nous, les athlètes serbes, ressentons une responsabilité supplémentaire. Celle de représenter notre pays et ce de manière adulte. J’estime que la Serbie mérite mieux que ce qu’elle a actuellement, notamment en termes d’image médiatique.
– Pensez-vous que le reste du monde a du mal à comprendre ce que signifie être Serbe?
– C’est clair. C’est difficile pour les gens de comprendre ce que l’on peut ressentir. C’est pour cela que je me sens cette responsabilité, le devoir d’aider à cette prise de conscience et de véhiculer une image positive. Nous avons mauvaise presse, ce n’est pas un secret. Or, de nos jours, toute information passe par les médias. Je ne peux pas juger les gens et leur reprocher d’avoir peut-être une vision tronquée des Serbes. Je ne peux que faire en sorte de changer cela. En mettant en avant les qualités de mon peuple.
– En Chine, les gens ont du mal à croire que Li Na est réelle tellement elle leur paraît inaccessible. Est-ce pareil pour vous en Serbie?
– (Il sourit.) Je refuse de me positionner comme quelqu’un d’inaccessible de quelque manière que ce soit. Parce que j’appartiens à ces gens (le peuple serbe), j’ai vécu la guerre avec eux, je sais ce qu’ils ressentent, qui ils sont. Je connais ceux qui n’ont simplement pas eu la chance de réussir, non pas parce qu’ils n’en avaient pas la capacité mais parce qu’ils n’en avaient pas les moyens financiers ou autres. Et pour cette raison c’est bien d’avoir quelqu’un qui a réussi avec qui communiquer et à qui s’identifier. Et où que je sois, en Serbie ou n’importe où dans le monde, je vais à la rencontre des Serbes. Parce que je sais à quel point ils ont besoin de cette énergie positive. C’est en tous les cas ce que je ressentais enfant lorsque j’admirais tel ou tel athlète de mon pays. Ils me transmettaient leur volonté. Je me disais: «Il est si proche; il est humain; il réussit si bien; si lui y parvient, peut-être que je peux y arriver moi aussi.»
– Vous avez été désigné pour être le porte-drapeau de la délégation serbe aux Jeux de Londres…
– Oui, c’est un sentiment incroyable. Je me souviens encore à quel point c’était fabuleux à Pékin de simplement participer à la cérémonie d’ouverture devant des milliers de personnes dans le stade et des millions d’autres dans le monde. Une cérémonie extraordinaire en plus. Mais je pense que Londres va essayer de faire encore mieux. Alors la perspective de porter le drapeau me coupe le souffle.
– Emir Kusturica, pour revenir à lui, dit aussi que vous êtes proche de Federer par votre créativité et que vous vous êtes «Nadalisé» en devenant plus fort mentalement et physiquement…
– Je n’ai jamais voulu me comparer à Nadal et Federer ou à qui que ce soit d’autre. Chacun est différent et chacun doit faire avec ce qu’il a. Mais il est vrai que ces deux-là ont fait de moi un meilleur joueur. Ils m’ont contraint à travailler plus dur pour atteindre mes objectifs. C’est la beauté du sport et de notre rivalité.
– Il est beaucoup question ces jours du «Djoko slam», de la possibilité pour vous de remporter les quatre majeurs d’affilée si vous vous imposez à Roland-Garros. Vous y pensez?
– Ce serait mentir que de dire que je n’y pense pas. C’est mon rêve. Quelque chose qui occupe mon esprit depuis un petit moment. J’ai envie de remporter Roland-Garros et je vais aller à Paris avec cet état d’esprit. Je suis confiant. Je pense avoir les atouts pour battre n’importe qui sur terre battue. Mais je suis conscient que ce sera très dur dans la mesure où il y a de très bons joueurs. Et un Grand Chelem, par définition, est imprévisible. Les matches se disputent au meilleur des cinq sets. Tout le monde est très motivé. L’attention du monde du tennis et du sport en général sera focalisée sur Paris.
– Avez-vous déjà rêvé au sens propre que vous remportiez Roland-Garros?
– Oui et c’est un signe plutôt positif (il rit). Ce matin-là, je me suis dit: «OK, maintenant, tu te lèves et tu vas bosser dur pour faire en sorte que ce rêve se réalise.»
– Etait-ce une victoire 6-0 6-0 6-0?
– Non. Je n’ai même pas regardé le score. Mais je me suis vu en train de soulever le trophée.
– Avez-vous déjà une place chez vous pour accueillir la Coupe des Mousquetaires?
– Croyez-moi. Si je devais louer une chambre juste pour ce trophée, je le ferais.
– Si on vous avait dit que Roland-Garros serait le dernier Grand Chelem qui manquerait à votre palmarès?
– Je ne l’aurais pas cru. C’est un incroyable parcours que celui que j’ai réalisé depuis janvier 2011. Remporter trois Grand Chelems, de nombreux tournois, des matches incroyables. J’ai vécu les plus beaux moments de ma carrière, joué mon meilleur tennis. C’est ma motivation, ce qui me guide pour m’améliorer encore chaque jour. Et Roland-Garros est mon deuxième tournoi préféré après Wimbledon. Je suis donc excité par ce défi. Cela dit, si je ne parviens pas à décrocher ce titre, ce ne sera pas la fin du monde. Je n’ai que 25 ans. Si je reste en bonne santé, j’ai encore de belles années devant moi pour achever cette mission.
– Vous avez rencontré Pete Sampras l’été dernier et évoqué avec lui le statut de numéro un mondial. Que vous a-t-il dit?
– Ce fut une expérience enrichissante de le rencontrer. Pete était un modèle pour moi, plus jeune. C’est quelqu’un de très simple, très intelligent. Il sait exactement ce qui est nécessaire pour rester au sommet. Mais chacun est différent. Sa personnalité n’a rien à voir avec la mienne. Il ne voulait pas être trop exposé, restait très concentré sur son objectif, être le meilleur joueur du monde. Je l’admire pour sa force mentale et sa capacité à être qui il est. Mais je ne veux pas changer, je veux rester qui je suis et je suis persuadé que c’est le bon état d’esprit à avoir. Cela dit, l’écouter fut précieux. Il m’a fait partager son expérience, ce que ça lui a demandé de rester numéro un pendant six années consécutives, comment il gérait la pression et les sollicitations. J’essaie de tirer le meilleur de cette conversation et de l’appliquer à ma propre vie et carrière.
– Roland-Garros et Wimbledon ont accepté d’augmenter la prime du premier tour?
– C’est un signe positif. C’était tendu entre joueurs et organisateurs. Le public en a pris conscience au moment de l’Open d’Australie. Mais c’est quelque chose qui couve depuis plusieurs années. Les joueurs exprimant leur mécontentement. Ils avaient le sentiment, notamment sur les Grand Chelems, de ne pas toucher une part assez grande du gâteau des bénéfices. La décision d’augmenter les primes du premier tour est une bonne chose. Je suis très content pour les joueurs moins bien classés. Les gens ne se rendent pas compte que ces joueurs-là ont beaucoup de frais. Se rendre en Australie, par exemple, coûte cher. Il faut pouvoir les couvrir. C’est donc un pas dans la bonne direction. Le signe que les tournois prennent en considération l’avis des joueurs.
source : letemps.ch